Yosl Birstein, Still life

 

 

 

 

Je me suis trouvé hier dans le quartier Nakhalaot de Jérusalem. J’y étais allé jeter un œil sur un appartement à vendre. Sur toute la largeur d’une ruelle étroite un camion d’ordures empêchait le passage. De l’intérieur en sortirent, bondissant silencieusement l’un après l’autre, trois gros chats ventrus. L’un d’eux, une chatte  tigrée, alla se cacher sous le véhicule ; pas un instant elle ne me quittait des yeux. En dehors de moi, rien de bougeait. Même les franges d’un petit châle de prière suspendu à une corde en travers de la ruelle, dans la forte chaleur de ce jour d’été tardif, étaient immobiles,. Je n’aurais pas voulu les toucher, je me suis courbé pour passer dessous. Cinq cordes, l’une à côté de l’autre, avec du linge. Sous une chemise aux longues manches, j’ai remarqué soudain, tout en bas, à mes pieds, une petite fenêtre grillée ; et dans la petite fenêtre, une vieille femme. Elle mâchonnait lentement, tout en regardant au dehors.

Je me suis arrêté, ai plié un genou, et lui ai parlé. Je l’ai interrogée sur les deux femmes devant lesquelles j’étais passé quelques instants auparavant, à une minute de marche de chez elle. Deux vérandas, l’une contre l’autre, en biais, comme nez à nez, les deux voisines assises chacune dans sa véranda, qui ne bougeaient pas d’un cil, comme le linge sur les cordes, pas même pour respirer. C’est seulement quand j’avais tendu une main et m’étais renseigné sur l’appartement à vendre, c’est alors que j’avais senti qu’on me mettait une casserole de cuivre dans une main, et j’ai compris que je devais apporter l’ustensile à la voisine d’en face. Quand j’eus obéi, le cuivre lustré refléta un rayon de soleil. Les visages des femmes eux aussi s’éclairèrent, comme si de l’une à l’autre se tissait un sourire par dessus ma tête à moi.

La femme de la fenêtre grillée continuait de mâchonner. Elle n’avait pas dit un mot. J’ai changé de genou et je lui ai parlé de l’appartement proposé à la vente en face de chez elle. J’ai dit que le prix en était bas, même ridiculement, s’il fallait en croire l’intermédiaire. Même à mes yeux, ai-je dit, il est dérisoire ; mais l’environnement ne convient pas à mes nerfs. Trop de bruit. J’ai grandi dans ce genre d’environnement, étroit et bruyant. J’ai encore comme gravés dans ma mémoire les volets qu’on fermait les soirs d’été, pour assourdir ne serait-ce qu’un minimum les bruits du dehors. 

Elle n’avait plus de dents, la vieille femme qui mâchonnait, et dans sa bouche il y avait de l’obscurité. Ses lèvres ont continué à bouger dans ma tête même quand je me suis éloigné de la fenêtre grillée. Quand je suis sorti de sous le linge et me suis relevé, je me suis trouvé en face de la cour, baignée de lumière, de l’appartement à vendre. Près du portail ouvert, sur un fauteuil roulant, toute en blanc, était assise une fillette d’une dizaine d’années, aveugle et paralysée. Même le bandeau de sa tête était d’une blancheur étincelante. Les mains posées sur sa poitrine maigre, la tête penchée de côté, elle ressemblait à un ange des temps anciens, modelé dans de l’argile blanche.

 

Un peu plus profond dans la cour, sur un haut escabeau, était assis un chat noir qui tournait constamment la tête de gauche à droite et d’avant en arrière, sans s’arrêter. Au pied du haut escabeau usagé, dans l’eau rare d’une baignoire tachée de rouille, un poisson nageait dans tous les sens, et la bouche du poisson, c’était celle de la vieille qui mâchonnait. 

 

 

 

 

Y. Birshtein,

Dayne geslekh..., p. 150