Yosl BIrstein, Renardeau sans cervelle

 

 

 

 

 

Il n’y a pas longtemps je suis allé écouter un prêcheur, un maggid. Il a commenté le livre de Job, et dit que c’était une image de la vie humaine. Car je suis né nu et je mourrai nu, a-t-il proclamé en prononçant l’hébreu à la façon des Juifs polonais, d’une voix tremblante, et en représentant la chose avec ses mains, pour qu’on voie bien ce qu’il voulait dire. Mais je n’ai rien vu, parce que je me tenais trop loin de lui. La synagogue Tif’eret tsvi, située à Mekor-Barukh, à Jérusalem, était bondée. À l’extérieur il faisait obscur et il pleuvait. J’avais poussé la tête sous l’auvent, pour ne pas me faire tremper, mais je sentais sur mon épaule les gouttes froides que le vent chassait sous l’auvent. En me dressant sur la pointe des pieds et en tendant le cou, je réussis pourtant à apercevoir le maggid ; mais même en cela je fus bientôt dérangé : un jeune hassid, au visage jaune, vêtu de noir, me poussa de côté et me prit ma place. J’étais maintenant complètement sous la pluie.

« Vais-je me pousser en avant ? » me dis-je à moi-même ; et je me rappelai ce que faisait mon père dans des cas semblables, quand j’étais tout petit. Il m’asseyait sur ses épaules et jouait des coudes.

Je me poussai donc. Étant désormais à moitié entré, je marchai sans le vouloir sur le fil électrique qui reliait l’enregistreur au micro ; je reçus du technicien une poussée sur l’épaule, de sorte que je me vis aussitôt voisin du pupitre.

Le maggid, homme de petite taille, les lèvres collées au micro, la barbe poussée de côté, comme un balai à moitié déplumé, étendait les mains et montrait qu’il fermait les poings. Dès le premier instant de son existence l’être humain veut tout prendre pour lui, mais comment abandonne-t-il ce monde ? Les mains ouvertes et vides. Sans rien dedans.

C’est alors que le maggid rappela l’apologue talmudique bien connu avec le  renard, les raisins, et la fente qui est dans la clôture qui entoure le verger. Le renard était affamé et la fente trop étroite. Que fit-il ? Il jeûna pendant trois jours, maigrit, et entra dans le verger. Il mangea et mangea, devint gras et ne put plus sortir. Que fit-il ? Il jeûna pendant trois jours, maigrit et put sortir. C’est alors que le renard dit, avec la voix tremblante du maggid : raev nikhnasti veraev iatsati, affamé je suis entré et affamé je suis sorti.

Le maggid a posé une question au renard ; il lui a parlé en yiddish :

Petit renard, renardeau sans cervelle, on dit pourtant de toi que tu es intelligent ; pourquoi donc, quand tu étais dans le verger, n’as-tu pas eu l’intelligence de jeter par dessus la clôture quelques grappes de raisin, pour qu’une fois sorti de là, tu aies encore des raisins à manger ? C’est le même conseil qu’a donné le maggid au public rassemblé dans la synagogue. Quand on est encore dans le verger, qu’on se prépare donc quelques grappes de raisin pour l’autre monde, en étudiant la Torah.

Le maggid avait enflammé les cœurs. Un garçon d’une dizaine d’années près de moi se balançait, plein de ferveur. Ses mouvements ont réveillé en moi une jalousie, parce que jadis, il y a bien longtemps, j’ai été comme lui ; moi aussi je me suis balancé. C’est alors que j’ai aperçu près de moi le hassid au visage jaune, vêtu de noir, avec sa barbiche neuve et ses boucles frisées, qui m’avait poussé sous la pluie. Il s’est penché vers moi et a regardé ma dégaine, et je me suis vu par ses yeux. Tout le monde dans la synagogue était habillé en noir, avec boucles, barbe, shtraymels, moi seul étais habillé en pelisse jaune avec un chapeau de fourrure sur la tête. Pas de barbe, pas de boucles.

Tu es un paysan ? m’a-t-il demandé.

Je n’étais plus l’enfant de jadis ; comme le renardeau, je me suis vu hors de la vigne. J’étais encore près du pupitre à écouter les paroles du maggid, mais l’extérieur chassait vers moi le vent et la pluie. Attristé, affamé, et il n’y avait plus de grappes de raisin.

 

 

Yosl Birshteyn, Dayne geslekh... , p.144.