Y. Birshteyn, Mazel tov les Juifs

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’avais accompagné un groupe de gens que l’écrivain Hayim Ber promenait dans les rues de Jérusalem, j’avais parlé de poètes et d’écrivains qui chantèrent la ville sainte. Il avait montré les endroits où lui-même avait vécu et grandi.

 

 

 

Peut-être parce que j’étais envieux d’un homme dont on peut passer en revue le passé avec un seul doigt, je me suis éloigné après la visite pour me promener tout seul dans la moshava germanit, l’ancienne colonie allemande de Jérusalem, désirant y trouver la cour où habitait, il y a des années de cela, mon maître au kheyder de Biala Podlaska, celui à qui il était poussé une corne sur le front.

 

Avant de partir pour la Palestine, à la fin des années vingt, il se fit opérer et couper la corne. S’il lui était poussé deux cornes sur le front, dit-il pour se justifier, à la bonne heure : il les aurait laissées pousser. Mais il ne voulait pas être un Moïse avec une seule corne, la chose ne convenait pas à sa dignité. La Palestine, il y allait pour y mourir. À nous autres, les gamins du kheyder, il promit d’envoyer de là-bas, avant de mourir, des oranges. Pendant quelque temps après son départ je suivis le postier polonais qui distribuait le courrier dans notre rue, Ulitsa grabanovska : peut-être allait-il nous apporter une orange de Palestine.

 

 

 

 L’orange n’était pas venue. Je suis parti à sa recherche, mon maître du kheyder, quand j’ai émigré d’Australie en Israël, au moment de la naissance de l’État. Depuis lors s’étaient passées en vérité pas mal d’années, mais j’ai appris qu’il n’était pas encore mort. Il avait réussi à se marier deux fois, et la corne elle aussi avait poussé une deuxième fois.

 

Grâce à la corne, il était facile de trouver mon maître d’école dans la Colonie allemande ; et pourtant les rues n’allaient pas droit, les sentiers d’arrière ne portaient pas de noms, et les nombres bizarres tracés sur les murs des habitations égaraient le visiteur. Une maison portait les chiffres 13/25, le bâtiment de gauche – 2/9, et celui de droite, 7/36. Où était la logique ?

 

Mais qui, dans le quartier, n’avait pas entendu parler d’Elie-Dovidl l’homme à la corne, qui allait se marier une troisième fois ? Qui ne hâtait le pas pour aller voir le dais nuptial, jeter un œil au vieux Terach, le bouc unicorne, qui s’était pris pour femme une jeune orpheline ?

 

Des jeunes filles et jeunes femmes se tenaient là, qui riaient et, de leurs moqueries, gênaient le rabbin, l’empêchant de bénir le jeune couple.

 

Et le jeune marié lui-même, mon maître, il ne me paraissait pas aussi vieux que je l’avais imaginé, gamin, quand il partait en Palestine pour y mourir.

 

La veille de son départ, il s’en alla d’une cour à l’autre prendre congé des Juifs de Biala ; il avait pris avec lui tous les élèves de son kheyder, pour qu’ils crient avec lui sous les fenêtres. Il avait pris également le martinet, et malheur au garçonnet qui n’aurait pas fait entendre sa voix fluette ! Dans chaque cour où nous entrions il nous disposait en demi lune, lui-même au milieu, comme le chef d’une chorale, tenant levé le manche court de son martinet ; et quand une fois il avait fait claquer dans les airs ses lanières de cuir, tout le kheyder entonnait un chant :

 

 

 

Mazl tov les Juifs, mazl tov,

 

Et que la chance vous accompagne

 

Elie Dovidl le maître du kheyder

 

Part pour la Palestine y mourir

 

 

 

Et maintenant, tant d’années après, mon maître se tenait sous le dais nuptial près de sa jeune femme l’orpheline, et jeunes filles et jeunes femmes autour de lui riaient et se moquaient de lui.

 

Tout à coup il se mit en colère ; le doigt pointé (sa corne elle aussi sous le vaste chapeau s’était allongée) sur chaque femme successivement, il cria : « Riez, riez ! Je me marierai encore, je vous épouserai toutes ! »

 

Yosl Birshtein, dayne geslekh..., p. 219.