Safed, lieu du Lieu

 

Sigalit Banay1

 

 

 

Depuis le début de l'épidémie, je m'acharne, avec mon amie Guiti Porgès (une hassid de Belz) , à continuer à travailler sur notre spectacle commun, intitulé « le Lieu ». Nous nous rencontrons sur les écrans de nos ordinateurs, moi à Tel Aviv et elle à Beit Shemesh, mais c'est comme si nous vivions dans une réalité parallèle. Quand mes enfants sont en classe sur Zoom, ses enfants à elle sont au Talmud Torah. Je ne peux m'empêcher, au début de chaque répétition, de me référer à cette situation. Guiti me dit : Nous voulons toujours relier, être d'accord, être accepté de tous les côtés ; mais il y a peut-être des choses entre lesquelles on ne peut pas mettre de ponts. Viens, mettons d'accord pour ne pas être d'accord.

 

Nous respirons, bougeons ensemble d'un écran à l'autre, essayant de parler poésie, de chanter une mélodie, mais le désaccord fait un fossé entre nous. Nous avons besoin d'une rencontre, de bouger ensemble dans un espace commun. Par une décision prise dans l'instant, elle monte dans un autobus pour Tel Aviv, je la cueille dans ma voiture, nous partons pour le nord, direction Safed.

 

Les rues de la ville ancienne sont vides de touristes, elles montrent le tissu particulier des habitants du lieu. Orthodoxes, laïcs, artistes, immigrants, hassidim illuminés de Bratzlav. Tout à coup nous n'attirons plus le regard. Une jeune femme hassid, avec une robe cousue, une perruque et un béret, en compagnie d'une jeune femme en robe légère, ce n'est pas à Safed un assortiment extraordinaire. Dans l'oratoire des femmes de la synagogue « Shem et Ever , nous sommes là pour accueillir le shabbat ; des jeunes filles de la midrasha reconnaissent Guiti, se montrent curieuses du spectacle,. « Invitez-nous, disent-elles, nous sommes votre public ». Nous sentons que nous avons trouvé un lieu.

 

Après les prières de minuit, nous descendons les marches de pierre de l'ancien cimetière. Il fait très froid. Une odeur collante de tabac. Des hassidim montent du mikvé où ils se sont baignés, leur serviette sur l'épaule. Quelqu'un me crie : « Débauchée ! » Je m'enveloppe dans mon châle, mais nous n'avons pas peur. Nous allons sur un pont étroit entre des pierres tombales antiques, peintes en bleu. Le saint Rabbi Yitskhak Louria, l'Ari. Rabbi Moïse Cordovéro. Rabbi Shlomo Elkabets. Des rabbins poètes échevélés qui ont vécu ici une vie agitée il y a 500 ans, entre les pulsions du corps, les murs de la Loi.

 

Dans son journal mystique, le Livre des visions, R. Khayim Vital, le cabaliste de Sfat du 16° siècle parle d'une cabaliste de Sfat, Frantsiza Sarah, « qui lorsqu'elle se réveille voit des visions et entend une voix qui lui parle ». R. Yosef Caro, l'auteur du Shulkhan arukh, dans son livre Maggid mesharim , raconte qu'un personnage féminin parlait par sa bouche à lui, dans une sorte de spectacle de possession par un dibbuk. « C'est moi la Mishna qui parle par ta bouche, moi qui assèche la mer, moi qui détruis l'Océan ; c'est moi la mère qui châtie, moi l'Ange rédempteur ». Nous respirons leur présence, nous leur demandons de nous inspirer.

 

Le lendemain nous descendons les ruelles du quartier des artistes. Près de la galerie municipale, Guiti reconnaît un artiste en long et vieux manteau noir, Yoel Tourdjman, à propos duquel elle a lu un article dans l'hebdomadaire orthodoxe mishpakha, famille. Elle s'approche de lui avec émotion. Il nous invite dans son studio. Nous le suivons dans les rues étroites, au dessous de la synagogue Hatsaddik halavan, le Juste en blanc. Il ouvre la porte d'une maison ancienne, en pierre. Sa femme nous accueille joyeusement, elle a l'accent français. Ses peintures sont comme un chiffre secret sur les murs, un horizon, des couleurs et des reflets, le tout tracé d'un pinceau épais, images roulées comme sur un rouleau de la Torah, autant de visions qui font voir l'âme.

 

Il peint inspiré par les écrits de Rabbi Moïse Cordovero ; celui-ci décrit la spiritualité des couleurs dans son livre « Pardes rimonim », le Verger des Grenades, écrit au 16 ème siècle, bien avant Vassili Kandinski : « le rouge convient à celui dont la voie est de verser du sang rouge, de donner des ordres cruels, de se mettre en colère... Le blanc enseigne la pitié et la paix : comme les vieillards, ceux qui ont les cheveux blancs, dont la voie n'est pas celle des armées. La couleur noire est faite pour la lumière disparaissant dans l'extrême de l'ombre et du secret... Dans le bleu est présent le vert comme le jaune dans l'oeuf, avec le jaune se fera un vert comme celui de l'herbe, la chose est bien connue du maître des couleurs... »

 

Guiti, qui jamais n'a visité de musée ni n'a vu de spectacle mixte sur une scène, respire ses paroles avec toute l'ouverture de son âme. Je fais taire tout scepticisme, oublie l'histoire de l'art, je comprends qu'il y a un chemin qui va tout droit à la création, comme la prophétie et la Torah.

 

Il continue, comme s'il lisait en nous ce que nous cherchons, parlant d'une voix profonde et tranquille du Lieu, qui est délimitation. Frontière. Le corps aussi est lieu. La matière est faite de photons, de particules, comme la lumière. Qu'est-ce qui change la matière en corps, qu'est-ce que le souffle de l'esprit, où est l'âme ?

 

Son portable sonne. Il donne en yiddish un conseil à une femme malade et recommence à parler en hébreu avec l'accent français. Je m'étonne  du yiddish. Il s'appelle pourtant Tourdjman ? Il sourit. Il est né à Paris, d'une famille de cabalistes de Tafilalat au Maroc, liée aux Abouhatzeira, et il connaît aussi l'arabe marocain. Dans sa jeunesse il a lu le « Sfat emeth », et il s'est joint à la yeshiva du Rabbi de Gur, et maintenant, il est là, artiste, hassid de Rabbi Nakhman, peintre, professeur et chanteur à la synagogue. Il y a seulement quelques jours il a enregistré ici avec des musiciens le « lekha dodi » de Rabbi Shlomo Elkabets, qu'il a mis en musique. Il appuie sur une touche, et des haut parleurs alentour monte la voix d'opéra, bouleversante, de son fils, le cantor Israël Nakhman.

 

Nous nous regardons l'une l'autre l'âme pleine à ras bord. La mélodie fait craquer les cloisons du cœur, perce les firmaments. Je sens un fil de lumière reliant le yiddish, l'hébreu, l'arabe marocain, les cabalistes de Safed, les Rabbis de Tafilalat, les hassidim d'Ouman, me reliant Guiti et moi. Il y a un Lieu, il n'y a pas de réalités séparées, tout est relié à tout. Tout est un.

 

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1« Lieu », makom, est une désignation habituelle pour Dieu. Safed est donc le lieu de Dieu, comme

était le Temple. Article de Haaretz, 17 11 2020. Trad. Henri Lewi .