Epidémie, 2.

 

 

 

Ainsi firent-ils, la maladie fut arrêtée, le décret de mort annulé

 

Yonadav Kaplon [Haarets, 31 3. 2020]

 

1.

 

 

« Rabbi Akha s’étant rendu à Tarsha, il allait entrer dans son auberge ; des gens du village se dirent à l’oreille l’un à l’autre : c’est un homme important qui nous vient, abordons-le. Ils lui dirent : N’auras-tu pas compassion de nous, qui perdons pied et mourons ? Il leur dit : Comment ? Que vous arrive-t-il ? Ils lui dirent : Il y a huit jours qu’un fléau mortel est dans la ville, chaque jour il prend plus de force, on ne le voit pas s’arrêter. Il leur dit : Allons à la synagogue, implorons la pitié du Saint béni soit-il. Ils étaient encore en chemin, on vint leur dire : Untel et untel sont morts, untel et untel sont en danger de mort. Rabbi Akha leur dit : L’heure n’est plus à différer et à prier, il y a urgence. Choisissez parmi vous quarante hommes, de ceux qui sont les moins coupables. Quatre groupes, de dix personnes chacun, et moi je serai avec vous. Dix iront à un bout de la ville, dix autres à un autre bout, et ainsi pour les quatre bouts ; et vous direz, de toute la force de votre âme, les versets sur  l’encens que le Saint béni soit-il a donné à Moïse dans le désert, avec les versets qui en sont voisins, sur les sacrifices.

Ainsi firent-ils, trois fois de suite. Ils firent le tour de la ville, passèrent aux quatre bouts, en disant les versets. À la fin il leur dit : Occupons-nous maintenant de ceux qui sont en danger de mort, envoyez chez eux les hommes les moins coupables, et de nouveau vous ferez dire les mêmes versets, et quand vous aurez fini vous direz les versets du désert[1] : « Et Moïse dit à Aaron : Prends la cassolette, mets-y le feu pris sur l’autel, mets-y l’encens, apporte-là très vite à la communauté, demande à Dieu son  pardon. Et Aaron prit la cassolette comme l’avait dit Moïse, il courut vers la communauté, et voici que le fléau commençait dans le peuple, il mit l’encens dans la cassolette et demanda à Dieu de pardonner. Et il se tint entre les morts et les vivants, et le fléau fut arrêté ».

Et c’est ce que firent les villageois, et le fléau fut arrêté, le décret de mort annulé.

À ce moment on entendit la Voix divine qui disait : « Le secret des antiques mystères, le grand secret que les Anciens nous ont légué, comment a-t-il été divulgué ? La loi divine ne règnera plus désormais ? On peut donc annuler Ses décrets ? »

Le cœur de rabbi Akha tomba en faiblesse [parce qu’il avait arrêté le fléau sans que d’abord on eût fait repentance] et le sommeil le prit. Il entendit la même Voix divine qui disait : « Comme tu as fait cela, tu feras aussi ceci ; va leur dire qu’ils fassent repentance, car devant Moi ils sont toujours coupables ».

Il se leva et les éveilla à une repentance entière. Ils s’engagèrent à ne plus jamais faire défaut à la Torah. Ils changèrent le nom de la ville, et l’appelèrent matha makhseia [le lieu où le Saint béni soit-il eut pitié d’eux].

 

[Traduit et adapté du Zohar, commentaire à vayéra, midrash hanéélam.]

 

 

2.

 

Trois pensées, et je suis avec vous.

 

Rabbi Akha était arrivé au village de Tarsha sans son Smartphone. C’est la seule façon de comprendre le début étrange du récit : pour une raison quelconque les gens du coin sont sûrs qu’il connaît déjà leur situation, alors que rabbi Akha lui-même, qui se rend à son auberge  en toute innocence, ne se doute absolument pas de l’horreur qui l’attend.

S’il avait su d’avance la triste situation des habitants de Tarsha, serait-il entré dans la ville ?

Quoi qu’il en soit, tout à coup il est là et pas ailleurs, il lui faut affronter une situation où il y va de la vie et de la mort, lui qui – homme de pensée plongé en général dans un monde parallèle – est extérieur à cette situation. Or, ayant un sens profond de sa responsabilité, un sentiment naturel de fraternité (il se nomme akha, frère), il se dit à lui-même : me voilà à Tarsha, je suis l’un d’entre eux maintenant, c’est clair, je suis engagé !

 

Le secret de l’encens.

 

Il y a, dans la langue hébraïque, des lettres qui s’échangent, comme la lettre shin qui s’échange parfois avec la lettre teth, voir le mot bien connu du Zohar : « fumée d’encens, ktorethketiru dekulam, le lien de tous ». C’est-à-dire qu’il n’est question ici que de lien. Si on va au fond des choses, tout est lié à tout. La matière n’est pas vraiment séparée de l’esprit, le particulier du général, le nouveau ne remplace pas l’ancien, et peut-être même la gauche et la droite ne sont-elles que les deux côtés d’un même corps.

Et l’on sait aussi que « l’encens était fait de onze aromates »[2], parmi lesquelles le galbanum, khelbenaferula galbaniflua, dont l’odeur est mauvaise. Et si son odeur est mauvaise, que vient-il faire là ?

 « Pourquoi ? (s’interroge lui aussi Rashi dans son commentaire) Pour nous enseigner de ne pas mépriser, mais de joindre à nos prières les mauvais Juifs, et qu’ils aient part et soient comptés avec nous ».

Peut-être réside-t-elle en cela, la puissance merveilleuse de l’encens à guérir l’épidémie ? Peut-être le sens de l’épidémie et de sa guérison est-il de nous rappeler que nous tous, oui nous tous, nous sommes un même tissu humain ?

 

Son cœur tomba en faiblesse, et le sommeil le prit.

 

Rabbi Akha avait bien commencé. En accord avec sa foi fervente et avec la profondeur de son esprit, son premier mouvement avait été de demander aux gens de Tarsha un travail spirituel significatif : « Allons à la synagogue et implorons la pitié du Saint béni soit-Il ». Mais la gravité de la situation l’avait forcé à raccourcir les procédures, à renoncer à un travail de fond et à bondir, (à passer comme à Pessah), par dessus la triste situation réelle. Quand le temps presse, on renonce aux prières à la synagogue et on n’échappe pas à mettre en œuvre le code d’urgence, l’antique brevet secret de l’encens.

Pourtant, quand la situation fut plus tranquille, la même Voix mystérieuse – c’est à dire la voix de la conscience morale qui est en chacun de nous – rappela à Rabbi Akha d’avoir à œuvrer dans le même espace premier et fondamental : « Il se leva et les éveilla à une repentance entière ».

Mais pour arriver à la vigilance propre à une repentance entière, Rabbi Akha doit traverser une crise personnelle. Maintenant, dans le vide et le silence d’après la tempête, est venu son tour à lui. C’est le tournant de l’action. Le cœur du héros salvateur est pris de faiblesse, il s’endort, comme un homme qu’il est. Et dans son état de faiblesse il entend à nouveau la Voix divine qui l’appelle à agir. Mais cette fois c’est un appel à une action adulte, perfectionnée en vérité, comme celle qui se souvient de toutes les dimensions de l’épidémie et de la médecine. Et cette Voix ne faiblit pas : « Comme tu as fait cela, tu feras aussi ceci ».

 



[1] Nombres, 17, 11-13.

[2] Exode, 30, 35, et le commentaire de Rashi à ce verset.