Sh. Y. Zevin, Le soldat nourrice, Histoire du boucher.

 

 

 

 

 

 Le soldat nourrice (1) 

 

Un villageois, qui n’avait pas d’enfant, alla visiter un jour avec sa femme le saint Maggid de Kozhenits, pour lui demander de prier pour eux et de les bénir, qu’ils aient la grâce d’une bonne descendance. Le saint Maggid les bénit, et sa bénédiction se réalisa : la femme donna le jour à un fils. Après quelque temps l’enfant tomba malade d’une maladie dangereuse, et la femme pressa son mari de repartir trouver le Maggid. Il repartit donc, le Maggid le bénit à nouveau, qu’entière soit la guérison, et le renvoya en paix. Mais la santé de l’enfant ne s’améliora pas. Au contraire, d’un jour à l’autre s’aggravait la maladie. La mère de l’enfant ne s’éloignait pas du berceau, elle était assise tout le temps près de lui, la cœur plein d’amertume, l’âme en souci. Une fois elle s’endormit près du berceau. Quand elle se réveilla que vit-elle ? Un soldat se tenait près du berceau, il avait dans une main une bouteille et dans l’autre une cuiller, et faisait boire le nourrisson à la cuiller, cuillerée après cuillerée. La femme s’effraya et se mit à crier, et le soldat s’enfuit. A partir de ce moment-là l’enfant alla mieux, sa santé s’améliora de jour en jour, et bientôt il fut à nouveau en pleine vigueur. Les parents se réjouirent, et en même temps ils n’étaient pas tranquilles, peut-être le soldat était-il un sorcier ou un démon. Que faire ? Ils revinrent voir le saint Maggid, auquel ils racontèrent tout ce qui s’était passé. Le Maggid leur dit de ne pas s’inquiéter, qu’il n’y avait là rien de diabolique, et il les renvoya en paix.

 

Quand ils furent partis, le Maggid ordonna à son serviteur de prendre son bâton, de s’en aller au cimetière de Kozhenits. Qu’il frappât sur la tombe d’un certain soldat, et lui dise que le Maggid l’appelait. C’est ce que fit le serviteur, et le Maggid demanda au soldat : Qui t’a fait médecin d’enfants ?

 

Le soldat lui répondit ainsi : Je vais te dire l’histoire comme elle eut lieu. Quand je fus pris pour servir dans l’armée, je me trouvai mêlé aux goyim et me comportai comme eux, au point qu’il n’y avait plus de différence entre eux et moi, hors du fait que dans leur registre j’étais inscrit comme Juif. Un jour j’étais en route avec quelques autres soldats, nous rencontrâmes un pauvre Juif qui rentrait chez lui, venant de quelque village. Les soldats l’entourèrent de tout côté, le fouillèrent, et trouvèrent sur lui soixante quinze roubles. Ils lui volèrent cet argent, et de peur que le pauvre n’aille raconter la chose au commandant, ils le pendirent à un arbre ; ensuite ils continuèrent leur route. Quant à moi, quand je vis accompli cet acte horrible, l’étincelle juive2s’éveilla dans mon coeur, et la pitié grandit en moi, je leur faussai compagnie, revins vite près du pendu, pris mon couteau et coupai la corde ; dès qu’il fut débarrassé du nœud coulant il reprit vie ; j’avais en poche de l’argent, je donnai au Juif soixante quinze roubles, la même somme que les soldats lui avaient volée, il repartit chez lui plein de joie. Quand les soldats arrivèrent où ils allaient, le commandant, selon l’usage, fit l’appel. Il arriva à mon nom, et personne à prendre la parole, personne à répondre Présent ! Il interrogea les soldats, et ils répondirent que j’avais été avec eux en route, et apparemment je m’étais arrêté là-bas quelque part. Aussitôt le commandant les envoya me chercher. Ils me trouvèrent près de l’arbre auquel ils avaient pendu le Juif, et le Juif, le pendu, n’y était plus. Ils comprirent que c’était moi qui avais rendu la vie au Juif, et craignant que je ne révèle tout au commandant, ils décidèrent de me pendre moi-aussi à l’arbre, et c’est ce qu’ils firent ; puis ils revinrent dire qu’ils m’avaient trouvé pendu. On m’enterra dans la ville de Kozhenits. Quand, après ma mort, je vins pour être jugé devant le Tribunal d’en haut, on délibéra ainsi : il n’était pas possible de me donner tout de suite une place au jardin d’Eden, parce que toute ma vie j’avais péché, mais en enfer non plus on ne pouvait me mettre : car j’avais sauvé une vie juive, et quiconque sauve une vie d’Israël, c’est comme s’il donnait la vie à un monde tout entier ; surtout, pour le salut d’autrui, j’avais sacrifié ma propre vie. C’est pourquoi on arrêta que je serai médecin d’enfants, et on me donna, par décret divin, le droit de faire vivre des enfants, quand ils sont en danger de mort.

 

 

 

Cette histoire fut racontée par le saint rabbin de Gastinin, R. Yekhiel Méir; et il ajouta : Nous sommes experts, concernant la valeur de l’or et de l’argent, celle des pierres précieuses ; mais quand il s’agit d’évaluer un Juif, nous n’y connaissons rien…

 

 

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Histoire du boucher3.

 

 

 

Dans la ville du saint Maggid de Kozhenits habitait un boucher, du nom de Eyzik, qui du temps de sa jeunesse fut l’objet d’une rumeur : comme quoi il ne se comportait pas comme il fallait. Ce boucher ne mourut pas vieux. Quelques semaines après sa mort, dans un rêve nocturne, il vint trouver le sacrificateur rituel de la ville et l’invita à comparaître en justice devant le Tribunal d’en haut. A son réveil le sacrificateur avait le cœur battant, et pourtant il n’en tint pas compte ; il pensa que les songes ne sont qu’illusion. La nuit suivante le boucher vint à nouveau, et de même la troisième nuit. Le sacrificateur vit qu’il y avait là du vrai, il alla voir le saint Maggid avec pleurs et supplications, et lui demanda conseil.

 

Le Maggid lui dit : La Torah n’est pas pour le ciel, il y a un droit ici-bas, et d’après le droit le plaignant vient après celui qu’il accuse, et donc, quand il reviendra, tu lui diras, que s’il a à se plaindre de toi, qu’il se présente avec toi devant le Maggid, pour qu’il y ait jugement ; et s’il n’est pas d’accord, qu’il y renonce.

 

La même nuit le boucher revint, comme la veille, avec son invitation à comparaître, et le sacrificateur lui répondit comme le lui avait dit le Maggid. Aussitôt le boucher accepta.

 

Le lendemain, le sacrificateur alla chez le Maggid, et celui-ci ordonna d’apporter des planches et qu’on construisît une cloison dans un coin de la maison ; et il ordonna aussi à son serviteur de s’en aller au cimetière, devant la tombe du boucher, et de convoquer celui-ci en justice par ordre du Maggid. Après quelques instants on entendit la voix du boucher qui venait de derrière la cloison, une voix pleine de sanglots et de larmes. Il prétendit que ce sacrificateur avait déclaré impropres beaucoup d’animaux, à la suite de quoi il s’était appauvri et endetté, car les animaux appartenaient à autrui, pas à lui ; la tristesse et la misère l’avaient fait tomber malade et mourir, il avait laissé sa femme veuve et ses enfants orphelins, sans nourriture ni moyens de subsistance, les créanciers les talonnaient et exigeaient de sa veuve qu’elle paie ce qui leur revenait, et elle n’avait pas un sou vaillant. Et maintenant qu’il était dans le monde de vérité, il savait que les bêtes en question étaient cacher, mais que le sacrificateur, par une haine qu’il gardait contre lui, les avait déclarées impropres, par pure méchanceté et contre la loi. Et n’ayant point de repos dans le monde d’en haut, que ce soit à cause des dettes qu’il conservait ou du chagrin de sa femme et de ses enfants, tous affamés, il appelait le sacrificateur en justice.

 

Quand celui-ci entendit les paroles du défunt, son visage pâlit, il reconnut sa faute, et il demanda au Maggid de lui imposer un châtiment, celui qui lui paraîtrait bon, il acceptait d’avance de faire tout ce qu’il ordonnerait.

 

Le Maggid ordonna au sacrificateur de payer toutes les dettes du boucher, et de donner une certaine somme à la veuve et aux orphelins, chaque semaine, pour leur subsistance.

 

Le sacrificateur accepta l’arrêt de bon coeur, et le boucher lui-aussi en fut satisfait.

 

 

 

Quand le boucher sortit de la maison, le Maggid lui fit signe du doigt et lui dit : Eyzikl, Eyzikl ! Viens donc, viens par ici ! Je trouve bien étonnant, que juste après ta mort tu n’aies pas d’autres soucis, mais que tu trouves le loisir de t’occuper de procès pour des histoires d’argent… As-tu donc rendu là-bas tous tes comptes, et qu’as-tu répondu, rapport à tes fautes de jeunesse ?

 

Le boucher répondit : Le saint Tsaddik a bien parlé, et la question est bonne. Je vais dire l’histoire comme elle eut lieu. Dans ma jeunesse j’étais voiturier, et pour les besoins de mon métier j’allais de ville en ville. Un jour voyageaient dans ma voiture un groupe de tsaddikim. Arrivés à un carrefour nous vîmes venir à nous une troupe de brigands, des voleurs armés, qui voulurent tuer ces Justes et leur prendre leur argent. Je mis tout mon cœur dans mes poings, j’endurcis mes bras, je me battis avec les voleurs, et Dieu vint à mon aide, je les frappai et les blessai durement, tant et si bien qu’ils s’enfuirent ; ainsi avais-je sauvé la vie de ces Justes. Quand je mourus, vinrent en rangs serrés les Anges de la destruction, qui voulaient me voir descendre dans les profondeurs de l’enfer, mais en un clin d’œil arrivèrent les Justes que j’avais sauvés, pas un ne manquait, qui dirent : le voici, celui qui a sauvé nos vies de l’épée, et quiconque sauve une seule vie juive, c’est comme s’il faisait vivre un monde tout entier, est-il possible qu’on le fasse descendre en enfer ? N’est-ce pas grâce à lui que nous sommes restés en vie, nous occupant de Torah, obéissant aux commandements, servant le Saint béni soit-il ? Bref, ils ne permirent pas qu’on me touche, et me rachetèrent de toute épreuve et de toute angoisse ; ils furent à mon côté pendant le jugement, et le décret fut qu’on me conduisît au jardin d’Eden. Mais les fautes qui sont entre l’individu et son prochain, Dieu ne peut les pardonner, et je restais débiteur d’une grande dette, et c’est pourquoi on ne me laissa pas entrer au jardin d’Eden ; quand je sus que l’auteur de mes malheurs était le sacrificateur, je l’appelai à comparaître en jugement ; maintenant qu’il a accepté de payer mes dettes, je reviendrai l’âme en paix à la place qui est la mienne, dans la lumière de la vie éternelle.

 

 

 

1 Zevin, sipure hasidim, § 1. trad. de l'hébreu, H. L. 

 

2 Yiddishe pintele, en yiddish dans le texte : la conscience la plus intime de la judéité.

 

3 Zevin, § 5, ibid. 

 

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