Sh. Y. Zevin, Le rebbe hors du temps.

 

 

 

 

 

 

 

Le gaon et tsaddik R.Shmelke de Niklsburg dans sa jeunesse avait un ami, savant talmudiste et craignant Dieu, qui par la suite fut reçu comme rabbin et juge rabbinique dans la ville de Janov. Ce rabbin étudiait assidûment la Torah et servait Dieu, mais de nature c’était un obstiné, et jamais il ne renonçait à son avis, devant qui que ce fût (1).

 

Un jour parmi les jours il fiança son fils au loin, avec la fille d’un autre rabbin. Le temps du mariage étant arrivé, le rabbin invita les notables de sa ville à l’accompagner au mariage de ce fils, son premier-né. Lettrés et riches firent le voyage dans des voitures, pour honorer leur rabbin, et lui voyagea dans une voiture particulière avec son fils et le chef de la communauté, ainsi qu’avec un autre jeune homme particulièrement versé dans la Torah. Comme ils étaient en route vint le temps de minkha. Le rabbin et sa suite descendirent de leur voiture pour prier. Le rabbin s’en alla de son côté, sous un arbre, car on était dans une forêt. Ceux qui étaient avec lui revinrent à la voiture, et l’attendirent à n’en pouvoir plus, et lui ne venait pas. Le soleil était déjà couché, et le rabbin n’était toujours pas revenu. Ils s’en alarmèrent, et partirent, le fils, le chef de la communauté et le jeune érudit, chercher le rabbin dans la forêt : peut-être était-il là à prier, et ils ne le trouvèrent pas. Ils s’effrayèrent, car l’obscurité déjà couvrait le monde, et ils revinrent à la route, là où se trouvait leur voiture. Cependant arrivaient les autres voitures et les autres gens qui allaient au mariage se demandèrent : Qu’ont-ils à rester là, au carrefour ? Le rabbin, leur dit-on, était introuvable.

 

Les autres dirent : - Nous avons vu passer, il n’y a pas longtemps, tel riche notoire qui va lui-aussi au mariage, et il était tout seul dans sa voiture ; certainement, quand il a vu notre rabbin dans la forêt, il l’a invité à faire route avec lui dans sa voiture, et évidemment tous deux auront voyagé ensemble.

 

Tout le monde fut d’avis que cette hypothèse était juste, et tous repartirent. Mais quelle ne fut pas leur surprise, arrivés à l’endroit du mariage, de voir que le beau-père, le père du marié, n’était pas là ! Toutes sortes de suppositions leur vinrent à l’esprit, et finalement le mariage eut lieu, mais dans une grande affliction des deux côtés.

 

Après le mariage, les proches du rabbin rentrèrent chez eux, et sur toute la longueur de la route ils interrogèrent les passants, leur demandant s’ils n’avaient pas vu le rabbin, et tous répondirent qu’ils n’avaient ni vu ni entendu quoi que ce soit. A Yanov, leur ville, ils ne le trouvèrent pas non plus. Ils envoyèrent des émissaires pour le chercher en divers endroits, et cela ne servit à rien.

 

Et le rabbin s’était perdu dans la forêt. Il voulut sortir de la forêt pour retrouver la route, se perdit dans des chemins de traverse, et s’éloigna toute cette nuit-là de plusieurs verstes dans la profondeur de la forêt. La forêt était très grande. Le matin, quand le jour se leva, il s’arrêta, reprit son souffle, récita le shema2, et pria sans taleth ni tefilin. Et c’est ainsi qu’il marcha, plusieurs semaines de suite, perdu dans la forêt, mangeant des fruits de la forêt. Et par trop d’angoisse et de souci il oublia quand tombait le jour du shabbat, s’étant trompé d’un jour dans le compte des jours. Il était en avance d’un jour, il croyait que le shabbat tombait le sixième jour, vendredi , et il sanctifiait ce sixième jour autant qu’il était en son pouvoir de le faire dans la forêt.

 

Et Dieu le protégea de toute malencontre, de toute bête méchante, à cause de sa connaissance de la Torah et de ses bonnes actions, jusqu’à ce qu’un jour, au bout de quelques semaines, il sortît enfin de la forêt, et après mainte aventure se retrouvât dans sa ville et chez lui, où il raconta tout ce qui lui était arrivé. On imagine la joie qui accueillit son retour.

 

Etant arrivé un jeudi soir, le rabbin commença à se préparer pour le shabbat qui selon lui approchait, et s’étonna que les gens de sa maison n’en fassent pas de même. Ils lui dirent qu’il se trompait dans le compte des jours, et qu’on était un jeudi. Mais, dans la forêt, la détresse avait fait tomber le rabbin dans la mélancolie, et il était devenu une sorte d’idiot - sur un point seulement : il croyait avoir raison lui seul sur le compte des jours, les gens de chez lui et de sa ville étant dans l’erreur. Et il ne servit à rien de discuter avec lui ni d‘argumenter, il ne changea pas d’idée. On commença à craindre que le rabbin n’eût pas son bon sens, et on en eut grande tristesse, mais que faire ? Tôt le vendredi matin le rabbin alla à la synagogue et accueillit le shabbat avec grande joie, et tout le monde riait, et disait qu’il avait l’esprit dérangé, que Dieu nous en garde. Et lui d’honorer son shabbat avec grand honneur, ne faisant aucun travail ni ne mettant les tefiline. Et quand vint le jour du shabbat, le véritable, et qu’il vit tout le monde se préparer pour le shabbat, il se mit en colère et tempêta, mit les tefiline et ne chôma pas. La joie qui l’avait accueilli dans la maison à son retour se tourna en deuil et tristesse.

 

Ainsi passèrent quelques semaines, et on ne put le faire changer d’idée ni de comput. Vinrent le voir quelques rabbins et autorités du voisinage, qui lui demandèrent de renoncer à son idée, et lui firent voir, par toutes sortes de preuves et de signes, qu’il s’était trompé quand il errait dans la forêt. Mais lui, étant de nature un obstiné, ne renonçant jamais à son opinion, et qu’en plus son esprit avait été brouillé en ce domaine, bien qu’en tout autre il fût sain d’esprit autant que tout homme, n’écouta pas ce qu’on lui disait. Jusqu’à ce que l’histoire vînt au gaon et tsaddik R. Shmelke de Niklsburg, qui était alors le rabbin de la ville de Shinave.

 

Ledit rebbe s’en vint le voir, et arriva chez lui un jeudi qui était, selon le compte du rabbin, veille de shabbat. Et tous deux se réjouirent de se revoir, étant amis de jeunesse. Le rabbin de Yanov demanda à R. Shmelke : - Resterez-vous chez moi pour le saint shabbat ?

 

Et R. Shmelke répondit : - Assurément, j’avais l’intention en venant vous voir de m’héberger chez vous pour le shabbat.

 

Il ordonna aux proches du rabbin de Yanov de se préparer pour le shabbat, comme si le comput de leur rabbin était juste, et aussi qu’ils préparent du vin vieux, fort et bon. Ce jeudi-là, après midi, on alla au bain rituel, et à la tombée de la nuit on revêtit les habits de shabbat ; et on alla prier à la synagogue . Les habitants de la ville s’étonnèrent du comportement de R. Shmelke - lui-aussi, à Dieu ne plaise, était-il d’accord avec le rabbin ? R. Shmelke offrit au rabbin de Yanov un « accueil du shabbat », mais lui-même ainsi que les habitants de la ville prièrent les prières de la semaine.

 

Après la prière ils rentrèrent chez eux comme pour le soir du shabbat, avec grande joie. Pour fêter R. Shmelke vinrent chez le rabbin beaucoup de gens, ils dirent « shalom aléykhem » joyeusement, puis ils sanctifièrent le vin et s’assirent pour manger, et pendant le repas ils dirent beaucoup de paroles de Torah.

 

Et R. Shmelke dit au rabbin de Yanov qu’il devait faire un repas de remerciement, pour le miracle qui l’avait rentrer chez lui sain et sauf, et que le vin coulât à flots. Il pressa le rabbin de boire et de boire encore, et sur un signe du rebbe on donna au rabbin du vin vieux bien fort, tel que qui en boit est pris d’un sommeil qui dure longtemps. Et il en fut ainsi, un assoupissement tomba sur le rabbin, et au milieu du repas il s’endormit, la tête sur la table. R. Shmelke fit signe qu’on mît doucement sous sa tête un coussin, qu’il puisse dormir tranquillement ; puis il prit sa pipe, l’alluma, et dit aux convives : - Et maintenant, allez vous reposer. Que chacun s’occupe de ses affaires et de son travail, avec l’aide de Dieu tout ira bien. Demain soir, pour le vrai shabbat, à la même heure exactement, venez chez le rabbin comme maintenant.

 

Et R. Shmelke monta la garde, pour qu’on ne réveille pas le rabbin de toute la nuit du jeudi et de tout le vendredi, et il sortit même près de la maison pour veiller à ce qu’aucun bruit ne dérangeât le repos du rabbin, pas même un chant d’oiseau. Et ainsi dormit le rabbin de Yanov jusqu’au soir.

 

Ce soir-là R.Shmelke pria solitaire dans la maison du rabbin, et il n’alla pas prier à la synagogue. Après la prière vinrent pour le repas les gens de la ville, comme la veille au soir. Le rabbin dormait encore. R. Shmelke mangea avec grande joie, et il dit un enseignement devant les invités, jusqu’à minuit. Alors il réveilla le rabbin de son sommeil, en lui disant : - Rabbin de Yanov ! Levez-vous pour bénir la bénédiction !

 

Le rabbin se réveilla, et lui dit : - J’ai l’impression d’avoir beaucoup dormi.

 

Il se lava les mains, et commença à dire des paroles de Torah avec R. Shmelke, puis ils récitèrent la bénédiction du repas.

 

Et jusqu’au jour de sa mort le rabbin ne sut pas qu’il avait dormi une journée entière, et il s’enorgueillissait que le monde entier fût de son avis et fêtat le shabbat selon son compte à lui, et il était reconnaissant à R. Shmelke d’avoir pris son parti et de l’avoir aidé à tirer tous les habitants de la ville du côté de la vérité, car tous avaient abandonné leur compte erroné et fêtaient le shabbat en même temps que lui. Telle fut sa croyance tous les jours de sa vie.

 

Et après shabbat vinrent auprès du saint gaon R. Shmelke tous les notables de la ville, ils le remercièrent, et R. Shmelke leur ordonna fermement de se taire, de ne rien dire absolument de tout ce qui s’était passé.

 

 

 

1  Sh. Y. Zevin, sipure hasidim, § 244. Trad. de l'hébreu, H. L.  

2 Ecoute Israël

 

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