Tomer Persico, Ce n’est pas tous les jours Pourim

 

 

 

 

 

Ce n’est pas tous les jours Pourim, et chaque jour ne se produisent pas deux miracles.1

 

 

 

Il est commandé à Pourim de s’enivrer « jusqu’à ne plus distinguer entre Haman le maudit et Mardochée le béni » (Talmud bavli, Megila, 7). Il n’est pas difficile de comprendre ce qu’on attend des Juifs ce jour-là ; mais au fil des générations et des commentateurs le commandement a été adouci, on lui a donné un sens affaibli et moins menaçant. Pour R. Ephrayim, il faut boire plus qu’à son habitude ; pour Maïmonide, jusqu’à l’assoupissement ; et autres facilitations, faites pour que l’on ne soit pas vraiment obligé de s’enivrer.

 

 

 

Tout cela, pourquoi ? Tout de suite après l’arrêt cité plus haut, le Talmud nous raconte l’histoire terrible du repas de Pourim de Rava et Rabbi Zeira : « Rava et R. Zeira fêtaient ensemble le repas de Pourim, et ils s’enivrèrent. Rava se leva et égorgea R. Zeira. Le lendemain il pria Dieu de le prendre en pitié, et Celui-ci fit revivre Rabbi Zeira. Un an plus tard, l’un dit à l’autre : Venez et fêtons ensemble le repas de Pourim. R. Zeira lui dit : Ce n’est pas à toute heure qu’un miracle arrive ». Pour qu’un tel accident n’arrive pas à l’avenir, adoptons donc les mêmes moyens, la même prudence, à la fois exégétique et pragmatique. Oui, les miracles n’arrivent pas tout le temps, car autrement ce ne serait pas des miracles, et ce n’est pas tous les jours Pourim.

 

 

 

Mais de quel miracle s’agissait-il ? A première vue, du retour à la vie de R. Zeira. Mais il se peut aussi qu’avant la résurrection de R. Zeira aient déjà eu lieu deux miracles, peut-être même plus grands que celui-ci. Le premier miracle est l’ivresse absolue de Rava : n’est-il pas arrivé à un état où il n’y avait pas pour lui de différence entre Haman le maudit et Mardochée le béni ? Il est permis de jalouser une telle expérience, absolue et libératrice. Oui, être dans un lieu où l’on ne reconnaît pas le juste du méchant, c’est avoir atteint un haut degré mystique, car ce lieu est proche, assurément, du Lieu du monde. La divinité se trouve au delà des séphirot, de khesed et de din, grâce et jugement, de nétsakh et de hod, gloire et splendeur, au delà même de bina et de khokhma, compréhension et sagesse. Dieu est le Lieu dans lequel, selon beaucoup de mystiques, les traits qui délimitent les contraires (bien et mal, beau et laid, vérité et mensonge) et aussi les instances temporelles – se rencontrent et s’unifient. Rava est arrivé là, et là, du point de vue de l’éternité, tout se vaut et tout est vain ; arriver là, sortir du cercle des causes et des effets, de celui des lois, naturelles et humaines, se trouver comme revenu avant la connaissance du bien et du mal, c’est un miracle.

 

 

 

Quel est le second miracle ? Le second miracle est le retour. Le retour aux lois et aux limitations, aux jugements et aux définitions. Rava a été jugé digne d’un miracle supplémentaire, le matin après être monté si haut, quand il a su redescendre tout en bas, juger son acte, comprendre la gravité de ce qu’il avait fait. Et pas seulement : mais il a su demander pitié. Se tourner encore vers Dieu comme si Lui, Dieu, était au dessus de lui, se distinguait de lui, et lui demander quelque chose. C’est un miracle, car ceux qui sont montés ne redescendent pas toujours, et l’on connaît suffisamment l’histoire des quatre qui entrèrent dans le Jardin (Talmud bavli, Hagiga, 14) : on y voit monter jusqu’aux palais supérieurs quatre des plus grands tana, Ben Azzay, Ben Zoma, Elisha ben Abuya, R. Akiva. Ben Azzay regarda et mourut, Ben Zoma regarda et fut touché (c’est-à-dire : devint fou), et seuls les deux derniers revinrent en bas : Akher, l’Autre, qui était auparavant Elisha ben Abuya, et Rabbi Akiva.

 

 

 

Or ce n’est pas seulement le retour qui est important, mais la façon de revenir : alors que R. Akiva mérita de revenir entier (shalem) et en paix (beshalom), Elisha ben Abuya coupa ses plantations, « kitsets binetiyot », ce qui signifie quoi ? En un mot, il devint hérétique. Il cessa de respecter les commandements. Mais pas seulement : à peine de retour il alla trouver une prostituée, un jour de shabbat. (Ibid., 15). Ce rabbin immense, le maître de Rabbi Méir, secoue tous les jougs, il profane de façon démonstrative la sainteté du shabbat et la gloire féminine. C’est un exemple éclairant de mystique qui n’est pas revenu. Il est resté, vautré et jouissant, à un niveau où tout est un : là il n’y a ni bien ni mal, interdit ni permis, et après des années d’observance des commandements il exploite la liberté absolue qu’on lui a fait connaître pour faire ce que toujours, sans doute, il avait désiré et ne s’était pas permis à lui-même. C’est pourquoi son nom fut effacé et il fut appelé Autre.

 

 

 

Rabbi Akiva a su revenir en paix et entier, shalem, beshalom. Revenir à tous ces lois et jugements, définitions et distinctions dont est composé notre monde, le monde inférieur. Revenir ainsi après s’être exposé à la vérité ultime, au point de vue de l’éternité, n’est pas difficile seulement du point de vue spirituel (« s’occuper à nouveau de toutes ces stupidités ») mais aussi du point de vue théologico-religieux : après la contemplation de l’unité parfaite, merveilleuse, éternelle, on comprend difficilement pourquoi a été créé le monde, et il est difficile aussi d’y agir comme il faut. Rabbi Akiva en fut capable, et telle sa grandeur.

 

 

 

R. Akiva a dit que le livre d’Esther était inspiré, que c’était un texte sacré, et telle est la raison qu’il en donne : « car il est dit qu’Esther trouva grâce aux yeux de tous ceux qui la voyaient »(Bavli, Megilla 7) . D’après R. Akiva, l’auteur du livre d’Esther ne pouvait savoir cela, ce que pensaient les spectateurs, que par inspiration divine. Ce qui touche à notre sujet est l’approche exégétique : on ne peut trouver grâce que dans un monde où règnent les limitations et le temps ; dans l’absolu et dans l’éternel tout est beau (ainsi chez Platon « la mer de la beauté »), il n’y pas là de degré, de plus ni de moins. Rabbi Akiva sait distinguer les nuances et les finesses de l’existence terrestre, et il est important pour lui d’y accrocher son exégèse.

 

 

 

Deux grands miracles, donc, ont été attribués à Rava à Pourim : le premier, d’avoir aperçu l’absolu ; le deuxième, d’être revenu au limité. Ce n’est pas à toute heure que se produisent des miracles comme ceux-ci ; face auxquels même le miracle de la résurrection des morts paraît trivial, terrestre ô combien. A Pourim nous sommes invités, un jour au moins par an, à donner la possibilité à des miracles comme ceux-ci de se produire pour nous aussi.

 

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                1 Tomer Persico. in : Haarets, 25.3.2005. Trad. de l'hébreu, H. L.

 

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