Y. Opatoshu, Dans une synagogue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La synagogue Shéeyres Yisroel était au bord de la faillite. Le rabbin, on lui devait six mois de salaire, le chantre, un an ; quant au bedeau, personne n’aurait pu le dire. Les impôts, les intérêts sur la première hypothèque, sur la seconde, tout s’était ligué, les réclamations avaient afflué, tout le monde menaçait de faire saisir la synagogue. Depuis trois ans déjà sévissait la crise ; chacun en était affecté dans son corps. Une partie des riches maîtres de maison s’étaient appauvris, une partie avait quitté la région, et ceux qui restaient mettaient si difficilement la main à la bourse qu’on ne pouvait en tirer un cent. Ce fut le petit peuple, les commerçants, les artisans, les vieux, ceux qui étaient à la charge de leurs enfants, qui devinrent les généreux donateurs, qui maintinrent la synagogue à flot.

 

Cette poignée de commerçants, d’artisans, et surtout les vieilles gens, ceux qui avaient déjà un pied dans l’autre monde, tous s’étaient juré de ne pas abandonner la synagogue, de ne la livrer à aucun prix aux Noirs, qui s’en prenaient de toute part à la communauté juive.

 

En plus, le territoire juif diminuait de jour en jour. Les Juifs s’étaient retirés de plus en plus profond dans le Bronx, ils avaient reflué jusqu’à la 250ème rue. Dès qu’ils évacuaient une parcelle de terrain, les Noirs s’empressaient de l’occuper. Ils venaient des rues et des avenues voisines, tel un nuage noir. Sans travail, affamés. Les hommes, cireurs de chaussures, laveurs de vitres. Les femmes, blanchisseuses, bonnes à tout faire, laveuses de parquets. Les fenêtres ouvertes, les marches d’escalier – tout se remplissait d’yeux rieurs, de dents rieuses. Noir et blanc, noir et rouge. Et parmi les couleurs criardes, des pieds et des mains qui jamais ne reposent, jamais ne s’arrêtent, qui se lèvent, deviennent un avec la mélodie qu’on siffle, qu’on fait entendre plus colorée, plus criarde encore.

 

Les gens de la Petite Afrique avaient voulu racheter la synagogue. Si, faisaient-ils valoir, celle-ci était bonne pour les enfants d’Israël, elle l’était tout aussi bien pour les Noirs. Mais le petit peuple, celui des commerçants et des artisans, ne voulut rien entendre. On se cotisa, on passa de porte en porte, on alla même jusqu’à organiser des bridge parties pour sauver la synagogue.

 

 

 

C’était par une après midi tranquille. Dans l’avant salle de la synagogue étaient assises six personnes, quatre hommes et deux femmes. On jouait au poker. Le gain devait aller à un cantor pour les offices de Rosh hashana et Yom Kippour. Deux portes sculptées séparaient l’avant salle de la synagogue. Elles étaient fermées. A l’est de cette avant salle se trouvait une estrade où pendant la semaine un minyen se réunissait pour dire à la va vite un minkhé, un mayrev. Sur l’estrade brûlaient deux bougies commémoratives.

 

Les joueurs étaient assis autour d’une longue table ; leurs visages étaient affaiblis et sans force. Par la fenêtre ouverte entraient des paquets de chaleur d’août, qui soufflaient le feu. Les hommes avaient l’un après l’autre rejeté manteaux et vestes. L’un d’entre eux avait même enlevé son chapeau, il restait assis, dans cette salle de prières, tête nue. Les femmes, deux commerçantes qui avaient laissé leurs maris dans la boutique et s’étaient hâtées vers la synagogue comme on court à une misvah, étaient assises cartes en mains, la chaleur les faisait respirer lourdement.

 

L’assemblait ne parlait quasiment pas. On coupa avec habileté, on distribua les cartes, et sur la longue table de bois on disposa un tas de chips qui faisaient un bruit d’os. D’un coup d’œil rapide l’une des commerçantes inspecta ses cartes en éventail. Son visage resta impassible. Elle annonça avec nonchalance : Les vingt cents, avec vingt de plus !

 

-   Trente de mieux, dit un deuxième joueur, en jetant trois chips.

 

Les chips formaient un monticule bruissant : flim-flam, flim-flam. Tout le monde avait oublié que le bénéfice de la partie devait aller à un cantor qui viendrait prier là pour les fêtes. Le jeu durait, tirait en longueur. La commerçante, femme tranquille, pleine de sang-froid, ne cessait d’acheter des chips, de tirer de la menue monnaie d’une bourse de lin. Et comme depuis une heure elle ne cessait de perdre, sa tranquillité fut ébranlée. - Ca ne va pas, dit-elle.

 

Un marchand de harengs, en veste tachée d’écailles, n’arrêtait pas de gagner. Il avait disposé ses chips en piles, une pile pour celles de dix cents, une pile pour celles d’un dollar, et il comptait à voix haute : trois dollars, cinq dollars, sept dollars, onze dollars. Ces onze dollars gagnés lui montaient à la tête, s’agitaient devant son visage comme un éventail raffraichissant. Il ne se plaignait pas, le marchand de hareng ! Et quand il entendit la commerçante soupirer : ça ne va pas !, il l’interpella : - Et en amour ?

 

-   Je t’en souhaite autant !

 

-   Et les mitsvot ? Le marchand essayait d’être drôle.

 

-   Pour ça, vois-tu, (la commerçante avait ramassé sa première mise et craché trois fois pour faire venir la chance) j’en ai à revendre, et pour pas cher !

 

 

 

Un colporteur apparut, comme s’il s’était égaré, avec un panier de chaussettes. Il jeta un regard méprisant sur l’assemblée, sur les cartes. Ensuite il compta les hommes présents et en son for intérieur pensa que ce jour-là encore il n’y aurait pas de minyen pour l’office de minkhé.

 

Le colporteur se dirigea vers l’estrade. Il regarda les bougies commémoratives et pria minkhé. Après avoir dit minkhé il tourna un visage attristé vers les joueurs, comme s’il voulait dire quelque chose. Il laissa échapper un profond soupir. Il récita le kaddish, reprit son panier de chaussettes et en sortant, par la force de l’habitude, il lança aux joueurs : Six cents la paire de chaussettes ! Deux paires pour dix !

Aucun des joueurs ne leva les yeux vers le colporteur, n’entendit même ce qu’il disait. Dans le pot restaient dix dollars. La partie était chaude, même acharnée. Des dix cents de la mise on était passé à vingt cinq. Les trois joueurs restants étaient désormais assis eux aussi sans leur chapeau, ils se balançaient au dessus de leurs cartes, comme on se balance sur un passage difficile du talmud. Le marchand de hareng chantonna : « Encore quelques parties comme ça et nous aurons l’argent du cantor. »

 

Yoysef Opatoshu, menshn un khayes [hommes et animaux] N. Y. 1938. 

trad. du yiddish, H. L. 

 

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