Y. Opatoshu, Loin des siens

 

 

 (1)

 

Le 23 décembre après-midi il commença à pleuvoir, ensuite à neiger et à geler. Il faisait froid et glissant. Le soir, Leizer rentra chez lui content avec sa carriole vide. Il avait distribué du charbon à tous ses clients. Son cœur, qui avait déjà plus de 70 ans, le tourmentait. Il aspirait à une goutte d’eau de vie. Il tenait les rênes pour conduire le cheval, et récapitulait à haute voix, comme s’il racontait une histoire à quelqu’un, les bonnes choses qui l’attendaient chez lui, le hareng gras, le flacon de scotch. Il avait avec lui la viande hachée. Rentré chez lui, il mettrait à cuire deux pommes de terre, ferait frire une boulette, et voilà le repas prêt. A la seule pensée qu’il allait bientôt manger, le tourment de son cœur se dissipait.

Une neige sèche, mordante, s’amassait en tournoyant sur Pitkin Street. La rue, les maisons, les toits, les gens, tout se voilait de neige, se confondait dans une blancheur aveuglante. Leizer, le cheval, au jugé plus qu’à la vue, entreprirent de tourner dans Christopher Street. C’est là qu’habitait Leizer, dans une petite maison en bois dans une cour abandonnée, dépourvue d’autres habitations. Derrière la maison, dans une écurie, demeurait l’alezan roux, que la vieillesse avait rendu aveugle de l’œil droit.

De Christopher Street venait un camion, grand comme une mais n enneigée. Leizer voulut éviter le véhicule, qui occupait toute la largeur de la rue, bouchant la vue. Avant d’avoir dit ouf il avait perdu les rênes, écarté les bras, et la rue était venue à sa rencontre en volant. Tout en tombant du siège il s’étonna que juste maintenant, une minute avant de mourir, il pût penser à la viande hachée tombant de la voiture. Des gens commencèrent à se rassembler, mais Leizer était déjà sur pied, se claquant pour faire tomber la neige et cherchant autour de lui son chapeau de fourrure à oreillettes. Le camion avait arraché à la carriole un morceau de roue. Le cheval se tenait sur trois pattes et criait de douleur. Il gardait la quatrième patte en l’air, comme une chose étrangère qu’on lui aurait attachée et dont il n’aurait su comment se libérer. Le chauffeur injuriait Leizer jusqu’à la mère de sa mère. Leizer ne voulut pas être en reste et se mit à vociférer dans sa rue, dans Christopher Street.

Un policier arrivait. Le vieux Leizer injuriait le chauffeur. Tout Christopher Street soutenait Leizer. Le policier eut peine à calmer les esprits. Il interrogea Leizer, interrogea le chauffeur du camion. Celui-ci disparut. Des voisins, des jeunes gens d’à côté tirèrent la carriole démantibulée chez Leizer, en haut de la cour. Le cheval, comme s’il était entravé, sautillait sur ses trois pattes en suivant la voiture. La tête dressée, la bouche muette. Leizer caressa l’alezan par dessus l’encolure, lui parla à l’oreille : - Tu étais déjà aveugle, il ne te manquait que de boiter !

Il n’entendait pas les paroles consolantes des voisins : - Vous auriez pu mourir prématurément, Leizer ! Vous devriez remercier Dieu !

 

Puis il resta seul avec l’alezan. Il répandit toute une botte de paille sous le cheval, pour lui faire une couche plus molle. La patte blessée il la frotta de térébenthine. Il versa au cheval du fourrage, lui prépara à boire et rentra chez lui. Il n’avait plus faim. Dans l’obscurité il chercha la fiasque de scotch, en tira quelques maigres gorgées et se déshabilla. Il tira la couverture et s’endormit aussitôt. Il dormit toute la nuit et la moitié du lendemain. Il ne se réveilla que le 25 décembre. Il essaya de se lever et n’y arriva pas. Tout lui faisait mal, le dos, les épaules, les poumons. Il avait les mains et les pieds lourds, comme paralysés. Il se remit à sommeiller.

Avait-il lui-même soupiré profondément, ou avait-il entendu gémir à l’écurie la bête muette, malade ? Leizer fit effort et s’assit. De sa bouche sortait une buée blanche, même dans le salon il faisait joliment froid. Il parvint à enfiler ses pantalons, à mettre ses chaussures, et commença d’allumer le poêle. Il faisait déjà nuit dans la pièce, bien qu’autour des deux fenêtres la neige entretînt une clarté.

Leizer fit du thé, prépara des pommes de terre en robe des champs. Il jeta sur ses épaules une pelisse en peau d’agneau et sortit. Le froid, un froid mordant, aigu, dévêtit le vieux jusqu’à se sentir nu. Il lui pénétrait dans le nez comme une vrille, les yeux gris se remplirent de larmes. Le souffle lui manquait. Le froid s’accrochait aux boutons, lui enfonçait des morceaux de glace sur tout le corps.

 

- Qu’en dis-tu, d’un froid pareil ? Un froid de canard ! A attraper la mort ! Moi aussi je suis malade, mon petit cheval ! Tout courbatu de la chute d’hier… Et parce que tu ne parles pas, que ta langue est muette, quoi, quand tu es malade, tu vas rester tout seul dans ton écurie, quand le poêle brûle chez moi, quand ton maître se promène à l’aise chez lui ? Je suis malade, tu es malade. Ensemble nous avons traîné le charbon, ensemble nous sommes tombés – si tu es malade il faut que je te prenne chez moi. Hein, qu’en dis-tu, carcasse ?

 

Le cheval se hissa par dessus les trois marches, se hissa sur ses trois pattes. Leizer le conduisit dans la cuisine, l’installa devant le poêle brûlant. Il noua le sac de picotin autour des oreilles du cheval, et lui même il s’assit pour manger du hareng aux pommes de terre.

 

Il repoussa les deux assiettes, il n’avait pas d’appétit. Il tira le lit de fer dans la cuisine, jeta ses chaussures et s’allongea.

Dans la porte grande ouverte du poêle se pressaient des flammes, elles s’allongeaient au dessus du plancher. Leizer regardait les flammes se refléter dans les vitres, regardait le tiroir fermé où se trouvait le livre de comptes.

Là, dans ce tiroir, se trouvait la moitié de la vie de Leizer, et même sa vie toute entière. Les trente années et quelques qu’il avait passées à Mlavé étaient depuis longtemps recouvertes de poussière. Il gardait en mémoire son père et sa mère, ses frères et sa sœur. Tous étaient depuis longtemps dans l’autre monde. Ensuite il y avait des dates, comme des pierres de moulin. Leizer apprenti cocher. Plus tard, il se marie, plus tard il a un attelage à lui, ensuite New-York.

Plus de trente ans, que Leizer porte son charbon à travers Brownsville. Dans le livre de comptes tout est écrit. Là dans Christopher Street il s’est établi. Une petite maison à lui, un cheval et une carriole à lui, une société à lui : anshé poyln, Gens de Pologne.

Aujourd’hui, c’est Noël. Dans la société anshé poyln on se prépare à baffrer. On mange des canards rôtis, on les arrose de bière. Cette année Leizer pour Noël restera chez lui. Ce n’est plus pour lui. Depuis que sa femme est morte – et elle est morte depuis trois ans – il a commencé à s’éloigner des siens, de ses racines. Sa maison est devenue une ruine, un lieu impossible à réchauffer. L’alezan a perdu l’œil droit, à cause de l’âge. Et maintenant ce nouveau malheur. Hier après la chute il était encore fringuant ; maintenant c’est un pot cassé.

Dans la cuisine il fait de plus en plus sombre. Les flammes du poêle ont projeté le cheval sur le mur qui est près du lit. Au dessus de Leizer se sont élevées une encolure, une tête, une musette, comme si le cheval se couchait sur lui. Leizer s’est angoissé, il a reculé vers le montant du lit, le plus loin possible du cheval. Tout à coup il a pris sur le mur un fouet, il l’a levé au-dessus de la tête de l’animal et a crié : Fous le camp d’ici !

Le cheval effrayé s’est dressé sur la patte malade et a gémi. Leizer est descendu du lit, a pris le cheval par le cou, l’a caressé, l’a embrassé. 

 

- Ne pleure pas, carcasse, ne pleure pas ! Tu es malade, je suis malade – nous sommes tous deux en bout de course…

 

Les flammes ont projeté Leizer et le cheval sur le mur. On a frappé à la porte, elle s’est ouverte aussitôt. Deux hommes de l’ancien pays, venus visiter le malade, sont restés immobiles à l’entrée, ils ont regardé Leizer, regardé le cheval et éclaté de rire.

               

                       - Alors, Leizer, tu ne t’es pas trouvé de meilleur compagnon de lit ?

 

                         Leizer a regardé ses deux pays, n’a rien répondu, a secoué la tête.

 

 

 

1936.

 

 

1 Y. Opatoshu, Menshn un khayes, N.Y. 1938. Trad. du yiddish, H. L. 

 

 

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