Y. Y. Trunk, Au shtetl d'Alexander

 

 

   

 

           

 

 

Alexander était une petite bourgade industrielle près de Lodz. La plupart de ses habitants étaient des tisserands allemands. Les maisonnettes étaient propres et soignées, avec des pots de fleurs aux fenêtres, comme dans une petite ville allemande ; la place du marché, longue et large, avait un jardin ancien et une haute église évangéliste. Quand on arrivait dans les premières ruelles d’Alexander, on n’aurait jamais cru qu’on allait trouver là des Juifs et un rebbé hassidique ; dans les ruelles goy où arrivaient chariots et fiacres chargés de hassidim il y avait en général peu de Juifs visibles ; la propreté des maisons et des rues, les vieux arbres au dessus du marché et le coq de tôle, tout en haut du clocher évangéliste, donnaient à la bourgade une caractère d’étrangeté, de goyitude allemandes. Mais aussitôt que les chevaux avaient pris une certaine voisine ruelle – une ruelle latérale, comme cachée – le tableau changeait tout à coup, comme si l’on entrait dans un tout autre monde, un monde de Juifs polonais : des maisonnettes de bois, vieilles, effondrées, avec de lourds toits de bardeaux pourris qui paraissaient de leur masse vouloir faire entrer les maisons dans la terre ; des fenêtres petites et basses jusqu’à toucher le sol ; beaucoup de ces fenêtres avec des vitres cassées, recollées avec du papier ou bouchées de coussins. Dans ces maisonnettes se trouvaient aussi les boutiques juives, par les portes desquelles on pouvait voir les sacs de farine ou de petits pois, les tonneaux de pétrole, de harengs et autres denrées caractéristiques d’un petit shtetl. La veille de Rosh-hashana les boutiques étaient bondées de Juifs, hommes et femmes, parmi lesquels des hassidim venus d’ailleurs à Alexander, qui en attendant faisaient des achats. Dans les portes et les fenêtres vous regardaient des femmes, en coiffes et en bonnets de nuit. L’air sentait bon le poisson bouilli, le repas tout proche du soir de fête. Dans la ruelle arrivaient constamment des chariots ou des fiacres de Lodz bourrés de hassidim étrangers, des Juifs qui fleuraient les espaces lointains, portaient des casquettes de velours festives et avaient dans les mains toutes sortes de baluchons. La ruelle juive s’animait de plus en plus, devenait de plus en plus exotique, sentait de plus en plus bon les lointains. Les Juifs d’Alexander avec leur apparence ordinaire, leurs blouses laborieuses, poussiéreuses, étaient comme perdus parmi les hassidim venus d’ailleurs, circulant dans les rues et se pressant dans les boutiques. La rue se mettait à ressembler à l’extérieur d’une maison d’étude ; elle sentait le Mur des lamentations. Des Beaux Juifs, hommes respectables aux papillotes flottantes, s’en allaient là avec leurs factotums particuliers. D’autres avec des barbes de toute sorte, toutes sortes d’accoutrements, de gesticulations et de dialectes se donnaient le bonjour : Sholem aleykhem ! Tous se tutoyaient comme de vieilles connaissances et comme des gens d’une même famille. Certains Juifs – pour la plupart, des gens pauvres – avaient déjà, à l’avance, revêtu leurs caftans de soie élimés, et chacun de ces caftans délabrés avait un air différent, était unique et remarquable dans son délabrement et son effilochement. C’était un bourdonnement de paroles, une bousculade énorme, un vacarme de salutations. On n’y voyait aucun non-Juif, sauf des paysannes dans les mains desquelles glapissaient des volailles aux pattes liées. Quant au bouc de la communauté avec ses petites cornes maigrichonnes, sa longue et respectable barbiche juive, il se promenait parmi les Juifs venus d’ailleurs avec un air d’affabilité, de dignité digne du nouvel an, il mâchonnait de vieux papiers semblables à des parchemins et poussait à tout moment sa tête dans une boutique.

Les fiacres de Lodz avec leurs hassidim cossus s’arrêtaient dans un grand bruit devant l’auberge de Noté : une maison de bois à un étage, avec un toit de bardeaux pourris et de petites fenêtres mansardées. La maison avait l’air arrivée aux derniers mois de la grossesse, elle avait quelque chose de négligé, semblait étaler un gros ventre au milieu de la ruelle juive. Cette auberge de Noté, les hassidim de Lodz, non sans ironie, l’appelaient le Grand Hôtel, parce qu’elle pouvait prendre dans ses murs un nombre infini de riches, de rabbins, de Beaux Juifs et en général de hassidim. Dans cette maison il y avait comme des chambres d’hôtel, il fallait pour y accéder grimper des marches de bois décaties qui étaient comme des barreaux d’une échelle très abîmée. Ces chambres – à la mode de la grande ville – avaient des numéros ; elles étaient encombrés de lits et de sacs de paille. Dans chaque lit, Noté couchait plusieurs hassidim, fussent-ils même des riches ou des Beaux Juifs. Le simple fait d’avoir un lit chez Noté et de descendre dans une chambre à numéro suffisait à faire de vous un riche ou un Beau Juif. Noté était un petit bonhomme grassouillet avec une courte barbiche pointue ; c’était un taiseux qui ne parlait que rarement à ses hôtes. En revanche il avait tout un troupeau de filles, des demoiselles robustes, courtes sur pattes, qui circulaient toujours échevelées et fâchées ; la plupart du temps elles siégeaient au milieu des vapeurs épaisses de la vaste cuisine, dont venait toujours le fumet de toutes sortes de potages. Ces demoiselles servaient les hassidim, leurs hôtes, leur apportaient à manger. Même le matin, quand beaucoup de hassidim étaient encore au lit, elles venaient, les filles de Noté, fâchées et échevelées, apporter de l’eau dans les chambres, pour qu’on se lavât les mains ; et parfois, avec leurs courtes et grosses jambes, elles grimpaient sur une table et entreprenaient de verser du pétrole dans les lampes noircies par la fumée qui étaient suspendues au plafond. On pouvait alors bien voir leurs mollets épais et solides. Les vieux hassidim regardaient sans rien remarquer ; mais plus d’un jeune hassid, couché avec d’autres dans un des lits de Noté, devait plus d’une fois, pauvre de lui, quand ces demoiselles grimpaient ainsi sur les tables, combattre durement de pécheresses pensées.

 

Il y avait encore une autre auberge à Alexander, où n’allaient que les plus misérables des hassidim.

C’était l’auberge de Bounem le vendeur de thé.

Bounem le vendeur de thé était un homme tout menu, un petit bonhomme surchargé d’ans, avec une insolente barbiche pointue et des yeux rouges gâtés. Il était toujours en colère, lui-même ne savait contre qui. En fait, il était déjà aubergiste hassidique à Worke, bien longtemps avant, il avait accompagné avec son auberge les dynasties qui dirigeaient spirituellement les hassidim de Vorké partout où elles s’étaient réincarnées. Il avait hébergé ces hassidim quand ils allaient à Bialé. Maintenant il avait son auberge à Alexander. Il habitait, quelque part derrière la ruelle juive, une maisonnette à moitié écroulée et comme abandonnée au milieu d’un terrain vague boueux, un champ plein de trous dans lesquels venaient s’entasser toutes sortes de vieux papiers détrempés et jaunis ; c’est là que faisait sa sieste le bouc de la communauté. La maisonnette de Bounem le vendeur de thé n’avait pas de portes, le vent y soufflait à tout instant, on y entendait prier au loin, dans la maison d’étude du rebbé. La cheminée toute cassée sur le toit fumait en permanence, comme si la maison avait tiré sur une chibouque hassidique. A première vue on aurait pu imaginer qu’il n’y avait là personne ; à moins qu’un homme ne se tînt contre le mur et n’urinât, juste à l’endroit où il y avait écrit, en lettres hébraïques calligraphiées à moitié effacées : assur lehashtin ! Défense d’uriner ! Mais si l’on passait les portes absentes et qu’on entrât, on trouvait deux vastes pièces au plafond bas, avec des poutres noires. Les poutres étaient soutenues par des bâtons, comme si l’on leur avait demandé, aux poutres, d’attendre encore une minute, par gentillesse, avant de tomber. A l’intérieur des pièces c’était toujours comme une foire sauvage. Là parlaient très fort, dormaient, mais aussi priaient ou buvaient du thé une multitude de hassidim de toutes sortes. Tous ces gens étaient servis par l’irritable Bounem, le vendeur de thé, et par sa fille unique, une vieille fille jaune et borgne. Elle parlait la même langue pleine de brusquerie que les hassidim, leur criait après comme un maître d’école sur ses petits élèves, et tous tremblaient terriblement devant elle. Ne trouvaient grâce à ses yeux que les marieurs. Elle mourait d’envie de se marier. La nuit, dans le grenier où elle dormait (parce que dans les chambres les lits étaient bondés d’hommes) la jeune fille parfois pleurait, pleine d’une langueur animale, du désir d’un homme. Mais personne ne l’entendait, sauf les étoiles qui jetaient un œil par les trous du vieux toit de bardeaux.

En dehors de son auberge, Bounem le vendeur de thé avait d’autres sources de revenus encore, et toutes avaient un lien avec le hassidisme d’Alexander. Dans la maison d’étude du rebbé, il avait à lui un samovar monumental de fer blanc qui bouillait en permanence avec férocité, sifflant et comme grondant contre Bounem le vendeur de thé qui se tenait – quand il n’était pas dans son auberge – près de lui, le samovar. C’est là que Bounem vendait aux hassidim ses verres de thé, avec sucre et citron. Thé, sucre et citron, c’est une façon de parler ; il n’y avait là rien de plus que de purs symboles. L’eau chaude dans le verre était vaguement colorée, vaguement sucrée, et y flottait un morceau vert de quelque chose qui avait fait son temps, que Bounem appelait du citron. Mais quelle importance ? Les hassidim sirotaient le thé bouillant que le samovar de fer blanc colérique déversait à profusion, comme si dans les profondeurs de son ventre il y avait eu le Déluge, le déluge du thé de Bounem. Telle était sa source de revenus numéro deux. Sur la source de revenu numéro trois je dois m’arrêter un peu plus longuement. Comme les hassidim pauvres ne peuvent s’offrir des shtraymels à eux – et chez le rebbé il ne convient pas d’être sans shtraymel – Bounem le vendeur de thé avait dans son grenier des entassements de shtraymels, que le shabbat et les jours de fête il louait aux hassidim pauvres en échange de quelques groshen. Si des choses sans vie peuvent avoir du caractère et toutes sortes de formes extraordinaires et comiques, c’était bien ces shtraymels. Bien qu’ils fussent entassés pêle-mêle dans le grenier, chaque shtraymel pour son compte avait sa personnalité bien affirmée. Il s’adaptait et ajoutait son caractère, son dessin, son extraordinaire comique aux visages des hassidim qui le mettaient sur leur tête. Dire que ces shtraymels rappelaient encore, aussi peu que ce fût, les fourrures animales originelles, qui le pourrait ? Ils s’étaient à ce point éloignés de leur origine animale et avaient accueilli de si multiples formes juives, qu’ils avaient eux mêmes pris l’apparence de petits hassidim miséreux, de barbes hassidiques bien fatiguées. Certains étaient petits et teigneux, avec quelques poils en pointe qui poussaient insolemment au milieu du tissu déchiré, d’un vert décoloré par la vieillesse. D’autres étaient nus, sans rien qui ressemblât à un poil, et reposaient là, sur la tête des hassidim, aplatis, humbles et résignés. D’autres élevaient un dessus déchiré comme s’ils regardaient dans une certaine direction, pleins d’une confiance religieuse. On a rarement vu des shtraymels coupables montrer un cœur juif brisé et repentant autant que ceux de Bounem le vendeur de thé. Les soirs de fête, quand les hassidim pauvres mettaient ces shtraymels, la maison d’étude du rebbé se métamorphosait, prenait une apparence extraordinaire et grotesque, devenait quelque chose de céleste, une image exotique et colorée de la cour divine. Quelque chose comme si les temps messianiques du hassidisme polonais étaient arrivés. Des hommes en barbes et papillotes, avec toutes sortes de formes et d’apparences, se pressaient parmi les grandes armoires pleines de livres, sirotant le thé de Bounem, fumant chibouques et cigarettes, crachant sur le sol. Parmi les fidèles circulaient des hassidim en caftans de soie dépenaillés, avec des shtraymels sur la tête, des shtraymels qui respiraient eux mêmes toute l’humilité du hassidisme.

 

 

               1 Yekhiel Yeshayah Trunk , Poyln, tome 3, pp. 25-30. Farlag Unser Tsayt, N.Y. 1946.

                   Trad. du yiddish,     H. L. 

 

 

 

Écrire commentaire

Commentaires: 0