Moyshé Szulstein, Un avion se pose à Korev

 

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Derrière la bourgade, sur un pré, un avion s’est posé. Le moteur est tombé en panne, a dit quelqu’un, une aile s’est cassée en deux, a dit quelqu’un d’autre. En fait, personne ne sait pour quelle raison l’avion s’est posé derrière Korev. Et personne non plus ne s’est vraiment plongé dans la question. L’essentiel, c’est qu’il s’est posé, et qu’on va pouvoir le voir et l’admirer tel qu’il est et se tient là. D’où il est venu jusqu’ici on ne sait pas, et cela non plus n’intéresse personne. Une chose est sûre : il est là, paralysé, quelque part sur le pré, et ne bouge pas, handicapé et infirme. Et peut-être ne lui manque-t-il rien, peut-être est-il en parfaite santé ; peut-être, a dit quelqu’un, lui est-il seulement venu une soif comme il volait, l’envie d’un petit coup, d’un shéhakol, d’essence bien sûr, que là-haut il ne pouvait satisfaire, et ça s’est passé justement au dessus de Korev, c’est ainsi que nous avons eu le privilège qu’il s’arrête chez nous.

Ce que c’est qu’un avion, à Korev on le sait déjà, on en a déjà entendu parler : ce n’est pas un oiseau mais ça vole ; mais d’avion, chez nous, personne n’en a encore vu, et tout un chacun est curieux d’en examiner un de ses propres yeux, et moi aussi. A cause de quoi ce jour-là il n’y a pas école, aucun gamin de toute façon ne serait allé au kheyder. Tous ont couru à l’endroit où se tient l’avion, ou peut-être faudrait-il dire : où il est assis, ou alors couché. Chacun veut le voir de ses yeux, le toucher. Mais tout le monde ne peut le voir de près, pour avoir le droit d’en approcher il faut acheter un billet, et l’argent du billet, tous ne l’ont pas, surtout les gamins du kheyder. Nous regardons de loin. Entre-temps le public s’est ramassé et grandit de plus en plus, jeunes, vieux et enfants. Il y a aussi des gens que je connais. Voici Yankl Borshtsh qui il y a quelques jours, quand on a fêté l’achèvement du rouleau de Torah, a fait le général des cosaques juifs. Maintenant il ne chevauche pas, il n’est pas habillé comme un cosaque mais comme un simple Juif, et comme tout le monde il doit acheter son billet. Je tiens ma vengeance contre lui, parce qu’il a ordonné à mon oncle Sruel de me faire descendre de cheval. J’aperçois Tevl Klukhé avec deux frères à lui, encore plus grands que lui, des Klukhès à cent pour cent : des bagarreurs, des crâneurs tous autant qu’ils sont. Ils ont la démarche assurée, l’air arrogant des voyous. Apprenant qu’il faut acheter son billet ils se mettent en colère, crachent entre leurs dents, maudissent l’avion sur plusieurs générations. Si on ne les laisse pas passer sans billet, l’avion, disent-ils, ils lui déferont sa deuxième aile et l’arrangeront de telle sorte qu’il ne s’en relèvera pas. Voici Moyshé Mendl le marchand de chaux, mais tout le monde, comme toujours, lui cède le passage, ne voulant pas être souillé par la chaux qui poisse sa blouse. Voici le vieux Hersh Gershens, un érudit, un homme important, il va tout droit vers les vendeurs de billets et leur dit : « daytshé mi bilet » ! et tout de suite il se dirige vers l’avion, à l’étonnement de tous. Arrive Dovidl Aftélédré, et tout le monde pense : « Dieu sait quel tour il mijote aujourd’hui, le farceur ! » Mais il se contente d’écarter les bras et de les agiter comme des ailes : signifiant ainsi qu’il est un aussi grand crack que l’avion. Il va vers les vendeurs de billets avec fil et aiguille, on l’a fait venir (dit-il) pour recoudre l’aile endommagée. Les vendeurs rient, mais il doit acheter son billet, ses boutades ne servent à rien.

Voici Khayim Shmuel le barbier-chirurgien, celui là même qui a voulu tirer de moi par ruse un AAA afin de me pousser sa cuiller au fond de la gorge, quand j’étais, Dieu m’en préserve pour l’avenir, tombé malade. A peine les Klukhès l’ont-ils aperçu que l’un d’eux a dit au barbier : « Reb Khaym Shmuel dépêchez-vous, l’avion a besoin d’un lavement ! » Les deux autres Klukhès ont ri, les gens alentour ont fait semblant de sourire.

Bientôt de l’avion on voit revenir le vieux Hersh : « Ouhlala ! dit-il aux gens, ô merveilles et prodiges du Très Haut ! Les œuvres divines, l’esprit humain ne peut les concevoir! Ce n’est ni un ange ni même un oiseau, et pourtant ça vole ! En attendant il ne bouge plus, l’avion, mais n’ayez crainte, on va le réparer ! J’ai su que Dovidl Aftélyédré a apporté fil et aiguille, il va bientôt, l’avion, Dieu aidant, reprendre son vol ! »

Et voici Ayzik le forgeron. Je le connais du temps où près de sa forge l’officier autrichien m’a pris en selle auprès de lui, et j’ai dû traverser à cheval toute la bourgade. Ayzik, un homme joyeux et pas inquiet, va trouver tout de go les vendeurs de billets pour se plaindre : comment se fait-il qu’on doive payer pour regarder l’avion ? « Vous entendez, les amis, dit-il en se tournant vers la foule : au cas où il faudrait remettre un fer à cheval à l’avion, j’y suis tout prêt, j’ai les mains et le marteau, et je suis prêt à le faire, je vous le dis, aussi vrai que je suis Juif ! » Mais ça ne sert à rien, lui aussi doit acheter son billet.

Nous les gamins, et aussi les fauchés parmi les adultes, on doit se contenter de regarder de loin, on le distingue à peine, à peine, l’avion. On meurt d’envie de le voir de près, de le toucher. Tout à coup je vois venir ma sœur Rokhel, et venant avec elle un jeune homme de haute taille, en habit militaire, avec la casquette à quatre pointes des soldats polonais. A peine ma sœur m’aperçoit-elle qu’elle dit au soldat en me montrant du doigt : « C’est mon petit frère, Moyshélé. » Le jeune homme, bien que soldat, me dit en yiddish : « Enchanté ! » et il va acheter deux billets pour lui et pour Rokhel. Tout à coup je le vois acheter un billet de plus, et il me demande : « Tu veux le voir aussi, l’avion ? » Quelle question, si je veux ! Je suis au comble du bonheur. « Viens », me dit le soldat, et je les accompagne tous les deux jusqu’à l’avion. Les Klukhès me suivent du regard pleins d’envie, et j’entends l’un d’eux qui dit : « Tu as vu la chance qu’a le gars ? Yoyné Gombé s’est ruiné pour lui, il veut en mettre plein la vue à Rokhel, la fille de Yomé le tailleur, parce qu’il va être son fiancé. » Les derniers mots, je n’ai pas réussi à les entendre si bien que ça ; pourtant j’ai bien saisi au vol le mot « fiancé ». Mais je n’oublie pas l’avion que je vais maintenant voir, et bien voir ; voilà que je me trouve près de lui et le contemple ; c’est un ravissement sans fin, avec aussi de la peur. Il ressemble à un gros canot, mais avec des ailes. Comme je voudrais le voir voler ! Ce n’est pas sans raison que le vieux Hersh a dit : « Merveilles du Très Haut ! Les œuvres divines, la raison humaine ne peut les concevoir ! Ce n’est ni un ange ni même un oiseau, et pourtant ça vole ! » Mais peut-être au contraire est-ce un ange, me dis-je, que Dieu nous a envoyé sur la terre, déguisé en avion ?

Rokhel et le soldat tournicotent autour de la machine, et j’imite tout ce qu’ils font. Ils la touchent d’un doigt, moi aussi je la touche du doigt. Il lui font une petite caresse, la tapotent, je fais de même. L’avion lui ça lui est égal, on peut l’admirer et s’en rassasier autant qu’on veut. Il est là comme un poisson géant, avec ses deux ailes semblables à des nageoires, et il se tait, il se tait sombrement, tristement.

Quand Rokhel et le soldat se mettent en route pour partir, je les suis. M’ont-ils vu ou non, je l’ignore. Je voudrais que d’autres voient cela, surtout les Klukhès, ces crâneurs. Je suis fier que Rokhel aille avec un soldat. Tous les deux sont arrivés sur la route de Lublin où ils se promènent. Un peu en retrait je ne cesse de les suivre. Au cas, me dis-je, où quelqu’un penserait à m’embêter, je ne crains rien : le soldat de Rokhel prendra ma défense.

De temps à autre je vois le soldat mettre son bras droit autour de Rokhel et l’attirer plus près de lui. Pourquoi, je ne sais. Serait-ce qu’il a froid ? Le temps est doux pourtant, entre hiver et printemps ; presque printanier. Tout à coup je les vois s’arrêter. J’ai peur qu’ils ne se retournent, je me cache derrière un arbre, pour qu’ils ne me voient pas. Je les suis encore un peu qui reviennent. Puis je les laisse là, je reprends le chemin de la maison.

 

1 Moyshé Szulstein, Où était mon berceau, Paris, 1982. Chapitre VIII, pp. 271-275. Trad. du yiddish par H. L. 

 

 

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